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lundi 20 mai 2013

Le livre est un écrit qui oublie ses ratures





 " On ne sait rien ou presque rien du papier matériel quand on sait que, sans ses surfaces, il y aurait peu d'écritures. Ses feuillets sont des lieux de langue mais, s'ils ne portent rien d'écrit, on les dit vides, on dit qu'ils sont un vide blanc, on compte pour rien la matière, les taches, les éraflures, les ombres. Les surfaces où on écrit, sont réellement des lieux imaginaires si, les voyant avec leurs marques, on voit déjà beaucoup plus qu'elles, qu'on y épelle déjà des lettres, que le geste d'écrire s'est déjà mis en mouvement.








 On ne sait rien ou presque rien non plus du geste de la main dans son mouvement d'écrire. Les choses du corps qu'on observe telles quelles, sont elles aussi en deçà du sens. Le geste d'écrire reprend-il des parcours que le regard tient en mémoire? Ou bien c'est lui qui guide les yeux? La main fait des tracés informes aussi bien que des lettres. Le livre est un écrit qui oublie ses ratures, il oublie que les lettres déliées ont pour revers combien de griffonnages sur la surface du papier? Réduit à soi, le geste voudrait seulement fragmenter l'étendue. Des battements, dit Henri Michaux, des rythmes, des compagnons de musiques intérieures, des lapements d'eau par la langue du loup.




Le papier blanc, s'il figure des riens ou l'eau, c'est un infini indistinct que le geste fragmente, on en éprouve de la peur. On macule le feuillet, on l'éclaboussé, on le gribouille. On déteste les surfaces nues. Qu'elles deviennent n'importe quoi pourvu qu'elles rappellent un visible! Des repères au moins dans le blanc! Une surface qui serait sans grain, sans traces ou sans luisances, telle est ma peur d'aveuglement. Qu'on couvre de taches cette surface, d'un vide on fabrique un informe, on préfère un Chaos au symbole du Rien. Le sens viendra plus tard, la lettre. Cela viendra avec les rythmes, ça vient de commencements obscurs. Sur les premiers dessins d'Artaud : des gribouillages, des mots et des figures.
Parce qu'on écrit sans que la blancheur nue arrête, parce qu'on commence toujours par un chaos, tout papier blanc est comme un palimpseste que personne n'aurait réécrit. Les yeux s'acharnent à déchiffrer, la main trace les détours de ce déchiffrement: on voudrait retracer un texte des origines." 


Marc Le Bot Ecritures de papier in Revue TRAVERSES/27-28 Centre Georges Pompidou 1983.


Photos 1 et 3, œuvres originales sur papier de Jean Marie Staive.
Photo 2, Versus.

mercredi 8 mai 2013

Habiter n' est pas jouer...




 " Habiter n'est pas jouer, ériger n'est pas jouer. Jouer, c'est vivre, traverser, s'en aller, revenir, c'est enfin habiter aussi, habiter encore, mais au sein du grand jeu d'un espace de cartes battues, d'un espace d'écrans, de trouées et de feuilles, d'un espace ouvert. La ville dicte à l'architecture le texte ouvert, vivant et raturé que le passant viendra lire.




 L'ouvert, qui est aussi une catégorie philosophique ultime, ne se réduit pas, bien entendu, à des ouvertures aussi discrètes que celles des passages dérobés de Santa Maria della Pace, mais il passe par elles comme il passe partout où il a été cultivé et voulu. Une clairière s'ouvre dans la forêt pour reconduire la forêt et l'idée même de ville, c'est que jamais un arbre ne cache la forêt, que jamais non plus la clairière ne soit une simple coupe, claire ou sombre.




  La ville est une rivalité de fûts et de lumière, une rivalité d'allées. Une allée, c'est ce qui va, s'en va, ce qui s'en est allé, et s'en aller va à l'architecture, lui va comme le gant de la main heu­reuse qu'elle pourrait être et qu'elle est parfois. « Faire partout le travail de la clairière » (l'expression est de Henri Gaudin) comme l'a fait en son temps Pierre de Cortone, c'est intervenir en plein dans l'hiatus qui sépare l'imposition de l'architecture de la proposition urbaine, ou la proposition de l'architecture de l'impo­sition urbaine, et le résoudre."






 Jean-Christophe Bailly La phrase urbaine Seuil éditeur 2013.



L' ensemble des photographies Versus, 2013.