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mercredi 17 décembre 2014

L' image encore, la profonde image...





" Je me rappelle très bien la première fois que j'ai vu Supervielle, à cause d'une question qu'il est venu à se poser à lui-même, sans rapport avec la conver­sation commencée : « Les images... En vieillissant elles deviennent plus rares, et je me demande si elles le deviennent de plus en plus, de plus en plus? » II s'interrogeait avec une perplexité non feinte, comme en un sujet où l'on ne peut ni ne doit dissi­muler, où tricher n'est pas concevable.





 D'autres étudient l'image, l'imaginaire, l'imagination, à qui l'anxiété de Supervielle ce jour-là restera bien étran­gère. Qu'est-ce que l'image, pour qu'un homme craigne de vieillir sans elle? Cette inquiétude n'est même pas commune à beaucoup de poètes; on ne la conçoit guère chez Valéry, pas davantage, je crois, chez Éluard. Le démon de l'analogie ne s'en va que si on le chasse, et revient au moindre signe. Supervielle se méfiait de lui, malgré son goût très vif pour un certain saugrenu de saveur hispanique. Non, l'image était autre chose, et si Supervielle ne s'est jamais mis en peine de la définir, c'est que, lorsqu'il écrivait, l'image était là et, manifestement, s'expliquait autant qu'il est possible. Et si elle s'ab­sentait, comment, pourquoi parler? 





Les silences entre les poèmes, si remplis qu'ils puissent être par la vie, par le travail, sont d'abord silence, attente, lacune dans le poème total qui ne s'achève pour nous qu'à la mort du poète (et les derniers poèmes de Supervielle sont parmi ses plus beaux). Je me souviens de lui plus tard, à Cabris, où il reprenait souffle après une grave maladie. Très affaibli encore, s'éloignant  rarement  de  la terrasse  d'où  la  vue s'étend sur l' Esterel, accueillant toute conversation avec une distraite bonté, sa véritable occupation, c'était d'essayer des rythmes, à voix basse; je l'ai vu relire des yeux un début de poème avec l'air non de qui lit, mais de qui écoute, et une curieuse expression d'attente déçue, un peu chagrine, qui s'achevait sur un sourire non dépourvu d'humour. Il éloignait une main vers le ciel, et il soupirait, les yeux levés. Le lendemain, le poème souvent était écrit, car Supervielle avait alors de longues insom­nies; il les appréhendait, et en même temps il lui arrivait d'attendre et de recevoir d'elles ce que le jour lui avait momentanément refusé, l'image encore, la profonde image."

Henri Thomas, Souvenir de Cabris 1952
in La chasse aux trésors Gallimard éditeur 1961.




L' ensemble des photographies Versus.

vendredi 5 décembre 2014

Avancer tout seul?






" Quand Paul Bourget publia, en 1881, son essai sur Bau­delaire, le mot «décadence» n'était pas encore devenu un refrain de l'époque. Bourget voulut le souligner en note, dès que l'essai fut recueilli dans un volume : « Écrit en 1881, avant que cette théorie de la décadence ne fût devenue le mot d'ordre d'une école. » Certes, dans ces pages il n'y avait pas beaucoup de théorie, hormis le paragraphe sur l'émancipation des parties par rapport au tout. Seulement avec Nietzsche la « décadence » se greffera sur une grandiose articulation de pensée.
Mais Paul Bourget touchait pourtant un point névral­gique. Baudelaire était un décadent qui n'avait pas d'ob­jection à l'être : « II s'est rendu compte qu'il arrivait tard dans une civilisation vieillissante, et, au lieu de déplo­rer cette arrivée tardive, comme La Bruyère et comme Musset, il s'en est réjoui, j'allais dire honoré. » Tout en ressentant partout la faute, Baudelaire ne se sentait pas en faute en se reconnaissant décadent. C'était une don­née de fait de la sensibilité. Être « décadent et début en même temps», cette «double descendance, comme du barreau le plus haut et du plus bas dans l'échelle de la vie », ne serait pas sa devise, mais celle de Nietzsche. Baudelaire se contenta d'être décadent. Même se consi­dérer un « début» était trop pour lui, dans sa vie dominée par l'obsession. Mais à quoi reconnaît-on un décadent? Bourget, dans ce cas, peut servir encore. Si l'on épure le mot et qu'on le débarrasse de toutes ses implications de dégénérescence biologique — si chères à ces années-là et qui planent aussi chez Nietzsche —, le décadent peut se présenter comme une singularité qui coupe ses liens avec le tout social, refusant d'y être fonctionnel. Ces citoyens réfractaires, «malhabiles à l'action privée ou publique», seraient justement tels parce que «ils sont trop habiles à la pensée solitaire». Ainsi apparaîtront certains « "cas" d'une singularité plus saisissante ». Bau­delaire choisit d'être l'un de ceux-là : il « eut le courage d'adopter tout jeune cette attitude et la témérité de s'y tenir jusqu'à la fin ». Le décadent a des affinités avec le fétichiste : il célèbre le triomphe de l'idiosyncratique, il s'oppose à ce que sa singularité soit réabsorbée dans un tout. En cela, Baudelaire ne se rencontrait qu'avec Max Stirner.




L'homme de la décadence décrit par Bourget en pre­nant Baudelaire comme exemple est avant tout celui qui avance tout seul. Plus ce nouvel être se complaît dans ses «singularités d'idéal et de forme», plus il risque de s'«emprisonner dans une solitude sans visiteurs». Cette formulation peut être appliquée à Baudelaire dans sa désolation de Bruxelles. Mais celui qui en tirait les consé­quences était, encore une fois, Nietzsche, dans un frag­ment de novembre 1887. «L'on ne doit rien vouloir de soi que l'on ne puisse. Que l'on s'interroge : veux-tu mar­cher en avant? Ou bien veux-tu marcher pour toi seul. Dans le premier cas, au mieux, l'on se fera berger, c'est-à-dire que l'on satisfera une nécessité essentielle du troupeau. Dans l'autre cas, il faut savoir faire quelque chose d'autre
— il faut savoir aller seul, il faut savoir marcher autre­ment et ailleurs. Dans les deux cas, il faut savoir et si l'on sait l'une des deux choses, on ne peut vouloir l'autre. » Une description et un diagnostic parfaitement lucides. Mais dans les treize mois qui vont suivre, Nietzsche ne suivra pas son propre conseil : il avancera plus loin que jamais d'abord en « avançant tout seul» (Ecce homo sera l'aboutissement de ce parcours) ; et il sèmera en même temps des proclamations à travers l'Europe, en utilisant la poste et en écrivant L'Antéchrist et Le Crépuscule des idoles, comme un invisible « berger » qui aiguillonne un troupeau trouble et réfractaire.





Dans une liste des « types de la décadence », écrite au seuil de l'année de la fin, 1888, Nietzsche inclut «les brutalistes» et «les délicats», sans donner d'autres précisions. Peut-être Baudelaire appartenait-il aux deux types, il était obligé d'appartenir à eux, de les mélanger. Il ne pouvait certainement pas être compté parmi «les romantiques», qui apparaissent sur la liste comme le premier des «types de la décadence». Parce que ceux-ci ressemblent à George Sand et par conséquent, insinuait Nietzsche avec une formidable intuition, ils sont «froids comme Victor Hugo, comme Balzac», froids «comme tous les véritables romantiques». Et l'on ne pouvait pas dire cela de Baudelaire, qui devait seulement se soucier de camoufler dans le paysage urbain son immense réserve de pathos. En lisant Baudelaire, on comprend pour­quoi, pour Nietzsche, le nerf de la décadence se trouvait à Paris et en aucun autre lieu — au point d'adopter le mot français. En se déplaçant dans d'autres métropoles, la décadence s'amenuisait jusqu'à l'euphémisme. Il suf­fisait de comparer le style poétique des Nineties anglais
avec le vers de Baudelaire ou de Mallarmé (ou même de Verlaine) pour mesurer l'abîme qui les séparait. Il suffit de voir comment Arthur Symons traduisit L' Invitation au voyage dans une langue béate et vaporeuse.


                                Là, tout n 'est qu 'ordre et beauté, 

                                Luxe, calme et volupté.
devenait :


                               There ail is beauty, ardency 

                               Passion, rest and luxury.

Où chaque syllabe est une discordance. T.S. Eliot com­menta avec justesse, froidement moqueur : «Parmi tous ces mots, le seul juste est "beauty". » Dans le Londres de ces années-là, l'unique tête impeccablement taillée pour la décadence était Oscar Wilde. Et il finit en exil à Paris."




Roberto Calasso La Folie Baudelaire, traduit de l' italien par Jean-Paul Manganaro Gallimard/folio.





Photos Versus.